Rencontré par hasard au 59 rue de Rivoli, la rédaction a eu un coup de cœur pour les couleurs et les mots de Paul Navas, jeune créatif loin, très loin de l’artiste maudit 😉
S- Ton parcours en tant qu’artiste était il déjà tout tracé ?
P- Oui et non — depuis tout petit j’ai beaucoup dessiné, peint, fabriqué, conçu… création permanente et dans tous les sens. En ce sens j’ai pu être identifié comme “artiste” par les gens qui m’ont côtoyé, mais c’est un titre envers lequel j’ai toujours eu de sévères réserves, à cause des différents mythes et clichés qui y sont associés et auxquels je n’ai jamais voulu participer : L’artiste à fleur de peau ; l’artiste incompris, voire maudit ; l’artiste comme intellectuel ; en somme l’artiste comme exception — des choses dans lesquelles je ne me reconnais pas du tout, des vanités qui à mon sens n’apportent rien au travail lui-même.
S- Y a-t-il eu un élément déclencheur dans ton travail ?
P – Je dirais que je suis entré dans le métier d’artiste lorsque j’ai commencé à travailler au 59 rue de Rivoli, ancien squat d’artistes, ouvert en 1999, sous convention avec la mairie de Paris depuis 2006 : un immeuble de six étages, qui abrite 30 ateliers d’artistes ouverts au public, gratuitement, six jours par semaine. D’une part il y avait le regard des visiteurs, qui m’identifiait, en situation, comme artiste, spontanément et simplement ; d’autre part, et c’est là que c’est intéressant, c’est un endroit où le métier d’artiste est inséré dans la vie, dans la cité — où l’effort, la recherche, le turbin, sont visibles… on est très loin de l’artiste maudit et confidentiel, et des œuvres des musées et des galeries qui semblent être tombées du ciel. J’y ai découvert un métier d’artiste qui me correspond et que j’ai pu m’approprier.
S – Pourrais-tu nous décrire ton style en quelques mots ? Qu’est ce que tu aimes travailler ?
P- Je travaille principalement avec la couleur et les mots, ensemble ou séparément, mais je fais aussi un important travail de collection et de documentation de ce qu’il est convenu d’appeler “le réel”, et j’aime aussi concevoir des processus ou modes d’emploi.
Je ne peux répondre sur mon style, pour englober beaucoup de mes travaux, que d’un point de vue assez abstrait : je m’intéresse aux contrastes (c’est à dire aux relations) et aux creux (c’est à dire à ce qui est absent, ce qui est tu — ce qui laisse de la place, tant à l’œil qu’à l’imagination).
S – Y a t-il des artistes, des lieux ou des cultures qui t’’inspirent dans ton travail ?
P- Bien sûr en peinture j’ai un peu mes têtes — Barnett Newman, Josef Albers, Clyfford Still, Cy Twombly… ; d’autre part qui serais-je sans Dada ni Duchamp… mais je dirais que la référence à l’histoire de l’art n’est pas pour moi très intéressante. Tous les lieux et toutes les cultures sont intéressants pour moi dans ce qu’ils ont de discret, dans ce qu’ils ne remarquent pas d’eux-mêmes, dans leurs interstices et leurs contradictions.
S – Y a t-il une particularité spécifique dans ton procédé de création ?
P-Toujours dans ma méfiance envers le titre d’”artiste”, je me définis comme “inventeur” — ça fait un peu sourire les gens et ça fait plaisir à mon enfant intérieur, mais il faut l’entendre, dans son sens étymologique (et légal lorsque l’on parle de l’inventeur d’un trésor), comme “celui qui trouve”. Tout mon travail, à travers la vaste diversité de formes qu’il peut prendre, a ses racines dans la sensation de trouver — qui n’a pas forcément de lien avec une intention de recherche, mais plutôt avec la fortuité, l’heureux hasard, le petit bonheur la chance… Si je ne ressens pas la surprise (et la joie qui l’accompagne), ça ne m’intéresse pas.
S- As-tu un médium, un outil, un support préféré ?
P- En ce qui concerne la peinture, je travaille exclusivement sur papier (de beaux papiers de gravure, bien lisses et prenant bien la couleur) et avec des outils plutôt durs : couteaux et raclettes mais surtout mon outil de prédilection, la racle de sérigraphie. Je n’utilise pratiquement pas de pinceaux. En ce sens, tant mes outils que mes gestes se rapportent plutôt à l’imprimerie, et je crois que cette transposition apporte à mon travail des qualités visuelles intéressantes. Les outils ont chacun leur voix et leur caractère, et plutôt que de leur imposer mon dessein, j’aime les écouter, les faire parler, et les laisser guider les recherches.
Pour le reste de mon travail, j’utilise essentiellement du matériel trouvé et récupéré — matériaux en déshérence, objets bizarres et publications n’ayant aucune intention d’art.
S – Dans ton travail, tu es une personne plutôt organisée ou spontanée ?
P- Ça dépend de ce qu’on regarde. À première vue, le désordre règne dans mon atelier et dans la séquence de mes opérations. À y regarder soit de plus près, soit de plus loin, on s’aperçoit que, comme souvent, le désordre est en réalité un ordre répondant à des logiques non-logiques, instinctives, qui font une vraie part à l’indétermination — chose omniprésente dont l’ordre logique ne sait que faire.
Je crois qu’il faut aussi situer cette tension dans le temps : j’ai de bonnes capacités de prévision, et une certaine clarté rétrospective. L’organisation me sert, en direction de l’avenir, dans une logique stratégique ; et vis-à-vis du passé, pour en tirer des leçons par synthèse. Mais le présent, c’est-à-dire aussi la présence, sont pour moi les domaines de la spontanéité, de l’instinct, du risque et de ce qu’on pourrait appeler le kairos.
S-Il y a un projet que tu rêves de faire depuis longtemps ?
P- C’est un projet un peu perché… je voudrais parcourir l’espace germanophone en auto-stop pendant plusieurs mois, pour apprendre l’allemand. L’intérêt c’est de l’apprendre à l’oral et de personnes très diverses (et non professionnelles de l’enseignement) et de l’apprendre de-ci de-là, avec plein de régionalismes différents… mots autrichiens, expressions prussiennes, inflexions bavaroises, argots suisses… et vice versa. Le résultat est une “œuvre” qui est une langue allemande hybride et composite, qu’aucune personne authentiquement germanophone, paradoxalement, ne pourrait parler ni comprendre entièrement.